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L’Appropriation de l’œuvre — résumé

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Le texte qui suit est un résumé de ma thèse de doctorat, que j’ai écrit à l’intention d’un public large, dans le cadre d’une compétition pour un prix de thèse. Il permet de se faire une idée rapide de mon travail sur la propriété intellectuelle des livres à l’époque moderne.

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Depuis quelques années, les débats sur la propriété intellectuelle sont vifs dans les industries créatives. Les grandes entreprises de production exigent des lois sans cesse plus contraignantes et inscrivent dans leurs supports médiatiques des dispositions techniques qui agissent comme une lex electronica, une loi électronique. Aux échelles nationales, européennes et mondiales, des traités sont signés pour imposer un contrôle plus contraignant de la propriété intellectuelle. Or, dans le domaine français, cette propriété est justifiée par un récit à la fois historique et légal : celui du droit d’auteur. Les dispositions renforcées pour le contrôle de la propriété intellectuelle serviraient à protéger les créateurs et elles s’inscriraient dans une logique de longue date : celle de l’évolution de la loi au profit des auteurs.

Pour la France moderne, il est possible de tracer à grands traits trois périodes de cette histoire : la France d’Ancien Régime, avec son droit des privilèges, la France du droit d’auteur national, au XIXe siècle et, après la signature de conventions internationales, la France en tant qu’acteur du droit international de la propriété intellectuelle, de la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Cette thèse examine la première de ces trois périodes, à la fois du point de vue de l’histoire du droit que de l’histoire littéraire et de l’histoire culturelle.

Son propos s’articule en trois parties, qui représentent chacune une perspective propre sur ce qu’est la propriété intellectuelle. La question est par ailleurs toujours examinée à partir de cas concrets : celui des attributions, que celles-ci soient problématiques, comme il arrive dans les ouvrages anonymes, plagiaires ou pseudonymes, ou au contraire parfaitement ordinaires. La première perspective est celle de l’État, des libraires-imprimeurs, qui jouent un rôle semblable à celui des maisons d’édition contemporaine, et des juristes : c’est une perspective juridique et économique. La deuxième perspective est celle des bibliographes, des bibliothécaires, des érudits : de ceux qui dressent des catalogues d’œuvres et qui doivent donc décider ce qui constitue une œuvre, ce qui est digne d’être attribué, parmi toute la production écrite d’un auteur. La troisième perspective est celle des auteurs eux-mêmes, engagés dans des entreprises de valorisation littéraire, de promotion personnelle, dans l’espace éditorial public : elle étudie l’intérêt pour ainsi dire publicitaire qu’il y a à s’attribuer des œvres.

La première partie tend ainsi à montrer que les dispositifs juridiques de la propriété littéraire, sous l’Ancien Régime, sont une production conjointe d’acteurs institutionnels publics et d’acteurs privés. L’encadrement de la propriété littéraire est à la fois la conséquence d’une ambition plus grande de contrôle de la part de l’État et d’une puissance accrue des libraires, dans la sphère politique et économique. En effet, l’État veut peu à peu assurer une censure systématique des livres avant leur publication mais il n’a pas nécessairement les moyens financiers de mettre en place les contrôles. L’autorisation de publication est alors liée à un privilège, qui assure à un libraire le droit exclusif d’imprimer un livre ou un certain type de livres pendant une durée déterminée. Les libraires s’organisent en compagnie et cette compagnie assure le contrôle du respect des privilèges. L’État monarchique délègue donc le contrôle public de la librairie à des acteurs privés, qui l’assurent en échange de dispositions judiciaires qui favorisent la concentration des moyens de production. Le renforcement de la propriété intellectuelle est alors lié de manière indissociable au renforcement de la structure hiérarchique et économique de la compagnie des libraires de Paris et à la constitution de dynasties de libraires-imprimeurs. Plus le système juridique devient systématique, plus la marge de manœuvre est faible pour les autres acteurs. Le droit d’auteur qui finit par s’imposer dans la forme que nous connaissons est l’aboutissement de ce processus et le fruit d’une revendication moins des auteurs, en tant que producteurs intellectuels des livres, que des libraires, en tant que producteurs matériels.

La deuxième partie entreprend de ce point de vue de mettre en évidence le caractère relativement accessoire de l’attribution pour les producteurs intellectuels. Elle étudie successivement trois types de textes où l’on peut trouver de nombreuses séquences attributives, c’est-à-dire de nombreux passages où le nom d’un auteur est associé à un livre : les dictionnaires bibliographiques, les recueils d’anecdotes sur les écrivains et les recensions d’ouvrages et de spectacles dans la presse francophone de l’Europe des Lumières. On y remarque que le nom de l’auteur a bien un rôle classificatoire mais que les producteurs intellectuels ne cherchent ni à tirer beaucoup de conclusions de la biographie d’un auteur pour interpréter son œuvre, ni à lui attribuer systématiquement tous ses écrits. L’attribution est bien devenue une habitude mais elle est une habitude la plupart du temps peu significative. Ce qui compte, c’est surtout la capacité à attribuer les livres à leurs auteurs : cette capacité permet de faire la démonstration d’une inscription dans un réseau d’échanges savants et lettrés, d’une familiarité avec les autres grandes figures de l’époque ou bien, dans le cas d’un journal littéraire imprimé en français à Varsovie, par exemple, de relations fréquentes avec le grand centre culturel parisien. Les objectifs poursuivis par les bibliographes ou les journalistes sont donc très différents de ceux des institutions monarchiques ou des organisations professionnelles de libraires.

La troisième partie montre de quelle manière ces deux perspectives peuvent s’articuler chez de grands auteurs. Elle étudie trois cas particuliers, qui ont une valeur exemplaire : celui de Charles Sorel, celui de Vincent Voiture et celui des œuvres complètes posthumes du XVIIIe siècle. Charles Sorel est un romancier et un érudit qui a la singulière habitude de dresser lui-même sa propre bibliographie, de vérifier l’attribution de ses ouvrages, de renier d’autres qu’on lui attribue. Il développe autour de cette maîtrise du lien entre son nom et ses œuvres un discours idéologique et économique. Pour lui, la capacité de l’auteur a géré la propriété symbolique de ses œuvres est essentielle mais elle est menacée par un système de librairie qui, à la fois à cause des effets de mode et des structures économiques, oblige l’auteur à se déposséder de lui-même en s’appropriant systématiquement ses œuvres. Vincent Voiture présente aussi une situation particulière : il n’a rien publié de son vivant, alors même qu’il était un poète très réputé. Ce sont ses proches qui constituent son œuvre publiée de manière posthume. L’un d’entre eux, Pierre Costar, se sert de l’intérêt suscité par Voiture comme d’un prétexte pour publier sa correspondance avec le grand poète : par ce texte co-attribué, Costar quitte son rôle de savant érudit pour devenir un vrai auteur littéraire. Ici, la propriété intellectuelle est une notion à géométrie variable qui permet de servir la carrière des auteurs, de la même manière qu’un grand écrivain contemporain peut être amené aujourd’hui à préfacer la réédition d’un texte classique. C’est d’ailleurs d’une certaine façon ce qui se passe avec les œuvres complètes posthumes. Au XVIIIe siècle, de nombreuses entreprises visent à publier l’intégralité de Corneille, de Voltaire ou de Rousseau. Ces entreprises sont rendues possibles par les évolutions techniques de l’imprimerie, avec des coûts d’impression et de mise en circulation plus faibles qui rendent les gros ouvrages plus rentables, et par les évolutions économiques de la librairie, où des producteurs matériels ont un capital plus important qui leur permet de prendre plus de risques. Les producteurs intellectuels aux moyens par ailleurs considérables vont alors jouer sur les deux tableaux : en éditant un autre auteur prestigieux, ils vont à la fois réaliser un investissement économique qui pourra s’avérer lucratif et procéder à ce que l’on pourrait appeler une capitalisation symbolique. C’est le cas de Voltaire qui décide d’éditer Corneille, pour faire concurrence à l’Académie Française, ou de Beaumarchais qui édite Voltaire. Le système de la propriété littéraire, tant dans son versant symbolique que dans son versant économique, profite alors manifestement aux auteurs qui sont déjà bien installés, parce qu’ils jouissent d’un important capital financier, comme Beaumarchais, qui est un spéculateur acharné, et d’une solide réputation intellectuelle.

En somme, loin de protéger tous les auteurs, la propriété intellectuelle, qui se systématise au cours de l’époque moderne, conduit à une forte hiérarchisation des producteurs matériels et des producteurs intellectuels, et à une inféodation toujours plus grande de ces derniers et des institutions étatiques aux acteurs privés, et particulièrement aux libraires de Paris. Le droit d’auteur, qui transforme le système des privilèges en rendant la propriété intellectuelle automatique et complètement systématique, est l’aboutissement de ce processus, parce qu’il fait disparaître toute possibilité pour l’auteur de court-circuiter sa relation avec le libraire, qui détient l’essentiel du pouvoir économique, en retirant à l’État tout pouvoir de créer des situations exceptionnelles. Il n’est dès lors pas surprenant que cette histoire de la propriété intellectuelle avant le droit d’auteur soit souvent invoquée comme un prélude important et nécessaire, au XIXe siècle, dans les discussions qui entourent une nouvelle entreprise de systématisation : celle du droit international de la propriété intellectuelle.

À l’heure où les débats sont très vifs autour de ces questions et où des solutions alternatives, contradictoires les unes des autres, sont portées par des acteurs très différents, comme les militants des biens communs, les sociétés de gestion des droits, les majors des industries culturelles, les syndicats d’auteurs et d’autres encore, il parait essentiel de bien saisir les mécanismes qui ont agi en profondeur dans la constitution du système actuel.


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